Quand le cheval revient en ville
Imaginaire pop
Texte : Margot Baldassi
Paru en 2021 dans le numéro 1 “Images”
Mis en ligne en novembre 2022
Texte : Margot Baldassi
Paru en 2021 dans le numéro 1 “Images”
Mis en ligne en novembre 2022
En juin 2020, les images virales de manifestants afro-américains montés sur des chevaux à Houston nourrissaient de façon marquante la vague de protestations consécutive à la mort de George Floyd. Dans un État conservateur comme le Texas — où des policiers blancs à cheval tiraient un an plus tôt un homme noir avec une corde en pleine rue — ce défilé de cavaliers noirs le poing levé fut un symbole puissant de réappropriation des codes historiques de la domination blanche. Loin d’être cantonnée au seul mouvement Black Lives Matter, cette figure du cavalier urbain s’inscrit en réalité dans un corpus bien plus étoffé d’images recensées à travers le monde depuis une vingtaine d’années. Un imaginaire de la reconquête équestre qui déboule au galop pour bousculer les codes de la ville contemporaine.
︎︎︎︎︎ Aurélien Gillier, photographe - série Les Cowboys sont toujours noirs, Ouagadougou, Burkina Faso, 2018
◇ Chevaliers du ghetto
Avec la motorisation de nos moyens de transport et nos outils de travail, le cheval a pratiquement déserté l’espace urbain. Hormis quelques calèches pour touristes en goguette, le cataclop sur les sentiers bitumés ressemble aujourd’hui à un privilège que seules certaines instances (comme la police montée municipale et la Garde républicaine en France) sont autorisées à maintenir. Par conséquent, lorsque de simples citoyens se mettent en selle au beau milieu d’une métropole, c’est le rodéo médiatique.
Flâner dans la cité sur son fidèle destrier n’a pourtant rien d’illégal. Parfois, des citadins fougueux osent aller l’amble hors de leurs écuries. En France, la figure de proue de cette activité quelque peu cavalière est incarnée par un jeune Montreuillois du nom de Gamart Camara. Un Zorro des temps modernes portraituré par la photographe Henrike Stahl en 2017 et exposé aux Voies Off à Arles l’année suivante.
︎︎︎︎︎ Aurélien Gillier, photographe - série Les Cowboys sont toujours noirs, Ouagadougou, Burkina Faso, 2018
◇ Chevaliers du ghetto
Avec la motorisation de nos moyens de transport et nos outils de travail, le cheval a pratiquement déserté l’espace urbain. Hormis quelques calèches pour touristes en goguette, le cataclop sur les sentiers bitumés ressemble aujourd’hui à un privilège que seules certaines instances (comme la police montée municipale et la Garde républicaine en France) sont autorisées à maintenir. Par conséquent, lorsque de simples citoyens se mettent en selle au beau milieu d’une métropole, c’est le rodéo médiatique.
Flâner dans la cité sur son fidèle destrier n’a pourtant rien d’illégal. Parfois, des citadins fougueux osent aller l’amble hors de leurs écuries. En France, la figure de proue de cette activité quelque peu cavalière est incarnée par un jeune Montreuillois du nom de Gamart Camara. Un Zorro des temps modernes portraituré par la photographe Henrike Stahl en 2017 et exposé aux Voies Off à Arles l’année suivante.
« Gamart Camara, un cavalier surgi hors des ennuis », Ramsès Kefi, Libération, juin 2019‘Un Noir du 93 se promène à dos d’équidé comme un aristo d’antan, avec un casque de moto à la place de la bombe. Les réseaux sociaux se lèchent les babines, le binôme tollé-émerveillement fonctionne plein pot, et des journalistes s’emparent de la pépite’
Au même moment, un documentaire diffusé sur diverses plateformes suivait au jour le jour Gamart Camara pendant sa semi-liberté. À l’époque, l’homme partage sa vie entre la prison et les chevaux : la journée, il s’occupe de ses bêtes, et le soir dort derrière les barreaux. L’irruption sur le bitume d’un jeune banlieusard à dos d’étalon crée logiquement la surprise et les journalistes s’en donnent effectivement à cœur joie. À l’instar des cowboys afro-américains pendant les manifs de Houston, le décalage entre la saynète et la Seine-Saint-Denis est tel qu’il génère tout un imaginaire de reconquête symbolique.
Si Camara reste un cas relativement unique en France, le monde anglo-saxon est quant à lui bien plus prolifique en figures équestres. De nombreux projets associatifs existent dans les quartiers populaires américains ou britanniques. Encore confidentielles il y a quelques années, ces pratiques communautaires fascinantes ont été mises en lumière par le regard des artistes. Le club équestre du ghetto de Fletcher Street, à Philadelphie, a été rendu célèbre grâce aux sublimes photographies de Martha Camarillo1. Publiées dans un ouvrage en 2006, elles mettent en scène des jeunes cavaliers en hoodies et baskets trouées. Même chose pour le travail de l’artiste Mohamed Bourouissa et ses Urban Riders (toujours Philadelphiens), exposés en 2018 au Musée d’art moderne de la ville de Paris2 . Dans un style un peu différent, des cavales de têtes blondes en survêt étaient immortalisées par le photographe irlandais James Horan et rendues célèbres par le magazine Vice en 2014.
À leur manière, ces chevauchées sauvages au cœur des quartiers ont vivement contribué à bâtir l’imaginaire libertaire du cheval urbain. Véritables havres de paix au milieu de zones sinistrées, les centres équestres solidaires incarnent très concrètement cet instinct de reconquête sociale et symbolique.
1. Martha Camarillo, Fletcher Street, powerHouse Books, 2007
2. Mohamed Bourouissa, Urban Riders, MAM, du 26 janvier au 22 avril 2018
Si Camara reste un cas relativement unique en France, le monde anglo-saxon est quant à lui bien plus prolifique en figures équestres. De nombreux projets associatifs existent dans les quartiers populaires américains ou britanniques. Encore confidentielles il y a quelques années, ces pratiques communautaires fascinantes ont été mises en lumière par le regard des artistes. Le club équestre du ghetto de Fletcher Street, à Philadelphie, a été rendu célèbre grâce aux sublimes photographies de Martha Camarillo1. Publiées dans un ouvrage en 2006, elles mettent en scène des jeunes cavaliers en hoodies et baskets trouées. Même chose pour le travail de l’artiste Mohamed Bourouissa et ses Urban Riders (toujours Philadelphiens), exposés en 2018 au Musée d’art moderne de la ville de Paris2 . Dans un style un peu différent, des cavales de têtes blondes en survêt étaient immortalisées par le photographe irlandais James Horan et rendues célèbres par le magazine Vice en 2014.
À leur manière, ces chevauchées sauvages au cœur des quartiers ont vivement contribué à bâtir l’imaginaire libertaire du cheval urbain. Véritables havres de paix au milieu de zones sinistrées, les centres équestres solidaires incarnent très concrètement cet instinct de reconquête sociale et symbolique.
1. Martha Camarillo, Fletcher Street, powerHouse Books, 2007
2. Mohamed Bourouissa, Urban Riders, MAM, du 26 janvier au 22 avril 2018
︎︎︎︎︎ ©Henrike Stahl, photographe — Ferdi Sibbel, styliste — Gamart Camara, mannequin — série Paris Hoods, pour le magazine ODDA, 2017
◇ Une esthétique de la distinction
Au cœur du mouvement Black Lives Matter, c’est notamment le travail de l’artiste Kehinde Wiley qui a refait surface. Sa marque de fabrique ? Détourner les représentations historiques de « grands hommes » politiques. En peinture, son œuvre la plus connue est celle où Napoléon Bonaparte, dans le célèbre portrait de Jacques Louis David, est remplacé par un homme afro-descendant portant un treillis et des Timberland. Côté sculpture, il fait ériger en 2019, sur le parvis du Musée des Beaux Arts de Virginie, à Richmond, un monument équestre en bronze surmonté d’un jeune afro-américain, Nike aux pieds. Intitulée Rumors of War, l’œuvre est une réponse artistique et politique à la statue du confédéré Jeb Stuart, toujours dressée à quelques mètres de là sur Monument Avenue.
︎︎︎©
Shira Bezalel, photographe - Brianna Noble at BLM Protest
Les figures de cavaliers n’ont pas toutes, loin s’en faut, cette portée politique. Les chevauchées urbaines sont aussi appréciées pour leur dimension purement esthétique. La pop-culture mainstream, de la mode aux clips de hip-hop, récupère à tour de bras ces icônes souvent vidées de toute objectif militant. Depuis quelques années, les rappeurs américains comme européens usent notamment de cette image jusqu’à l’overdose. Ont-ils été marqués par la classe incontestable de Jamie Foxx dans Django Unchained (2012) ? Ou sont-ils tout simplement conscients du raffinement ultime que reflètent leurs montures ? Toujours est-il que le « jeune de quartier » à cheval, filmé au beau milieu des tours, est désormais un lieu commun de la culture populaire. Récemment, le rappeur afro-américain Lil Nas X a même fait de l’imaginaire du cowboy sa valeur ajoutée. Son premier tube Old Town Road était un pari culturel risqué puisque le morceau fut commercialisé en featuring avec le chanteur de country Billy Ray Cyrus !
Du côté des publicitaires, coller des mannequins sur des chevaux n’a rien d’extraordinaire. Deux campagnes pour du prêt-à-porter réintroduisaient récemment croupes et crinières dans le quotidien des urbains. Le trajet domicile-travail du jeune cadre dynamique devient extravagant dans la campagne Twist it de Celio, en 2019. On y voit un cavalier en costard cravate coiffé d’un casque de moto attendre au feu rouge devant l’échafaudage d’un immeuble en travaux Encore plus romanesque, la campagne Printemps-Été 2020 de Gucci3 met en scène de beaux citadins et leurs pur-sang dans une Los Angeles aux inspirations sixties. Dans cet univers rétro-utopique, les chevaux sont domestiqués comme de simples toutous : ils sont assis à la place du passager et se laissent gratouiller le ventre devant la télé. Mais la publicité donne surtout à voir des imaginaires urbains très forts. Deux filles chevauchent un Pégase aptère au milieu du trafic auto congestionné, et la station service du coin est métamorphosée en écurie.3. Of Course a Horse : The Spring Summer 2020 Gucci Campaign, réalisé par Yorgos Lanthimos
︎︎︎Yorgos Lanthimos, réalisateur, Alessandro Michele, DC, Christopher Simmonds, DA / Of course a Horse, Campagne Gucci SS 2020
◇ La ville monte sur ses grands chevaux
Avant Celio ou Gucci, bien d’autres promoteurs d’images ont invoqué le cheval comme usage-présage des villes de demain. La littérature, la bande dessinée, le cinéma et le jeu vidéo ont produit leur lot de fantaisies et de scénarios d’anticipation. Les œuvres post-apocalyptiques injectent régulièrement des images équines dans notre inconscient. Ces métropoles ravagées par une calamité à forme variable sont un terrain d’expérimentation idéal. La projection, l’imagination, le fantasme, tout est permis. Et lorsque le héros de la série The Walking Dead, Rick Grimes, voyage à cheval sur l’autoroute vide qui le mènera à Atlanta en pleine invasion zombie, on y voit presque un exercice prospectif.
Comment se déplacer dans un monde capitaliste anéanti, miné par une pénurie de carburant ? Pourquoi pas à cheval ? Ou dans une voiture tirée par des chevaux tel que suggéré dans la dernière saison de la série ? Le second opus du chef d’œuvre vidéoludique The Last of Us, sorti en juin 2020, a d’ailleurs beaucoup communiqué sur ce tableau, en dévoilant les images troublantes de l’héroïne seule sur son cheval, aux portes d’une métropole américaine rongée par la nature depuis plus de vingt ans. Ces métaphores interrogent forcément sur un monde post-automobile relativement lointain, qu’il soit choisi par des politiques environnementales radicales, ou subi suite à une éventuelle crise mondiale destructrice.
Avant Celio ou Gucci, bien d’autres promoteurs d’images ont invoqué le cheval comme usage-présage des villes de demain. La littérature, la bande dessinée, le cinéma et le jeu vidéo ont produit leur lot de fantaisies et de scénarios d’anticipation. Les œuvres post-apocalyptiques injectent régulièrement des images équines dans notre inconscient. Ces métropoles ravagées par une calamité à forme variable sont un terrain d’expérimentation idéal. La projection, l’imagination, le fantasme, tout est permis. Et lorsque le héros de la série The Walking Dead, Rick Grimes, voyage à cheval sur l’autoroute vide qui le mènera à Atlanta en pleine invasion zombie, on y voit presque un exercice prospectif.
Comment se déplacer dans un monde capitaliste anéanti, miné par une pénurie de carburant ? Pourquoi pas à cheval ? Ou dans une voiture tirée par des chevaux tel que suggéré dans la dernière saison de la série ? Le second opus du chef d’œuvre vidéoludique The Last of Us, sorti en juin 2020, a d’ailleurs beaucoup communiqué sur ce tableau, en dévoilant les images troublantes de l’héroïne seule sur son cheval, aux portes d’une métropole américaine rongée par la nature depuis plus de vingt ans. Ces métaphores interrogent forcément sur un monde post-automobile relativement lointain, qu’il soit choisi par des politiques environnementales radicales, ou subi suite à une éventuelle crise mondiale destructrice.
On observe ainsi, ici et là, des initiatives locales qui tentent de redonner une place au cheval dans la logistique urbaine. C’est bien souvent dans une optique écologique — pour remplacer certains déplacements motorisés à l’échelle de la municipalité — que les canassons tendent à refaire surface. Concrètement, il peut s’agir d’un projet de ramassage scolaire en calèche à Rouen ; ou de la création, en Bretagne, d’un concept de « cheval territorial » censé accompagner certaines tâches municipales (ramassage des ordures, arrosage des plantes, etc). Avec la réintroduction du cheval dans la vie communale, les petites villes se battent pour obtenir leur galon « mobilité durable », et espèrent, de surcroît, que la présence de l’animal facilitera le lien social. C’est dans cette perspective que quartiers populaires et EHPAD expérimentent la médiation équine de Londres à Hennebont (56) .
Sans atteindre le rang des cavaliers nord-américains, l’Hexagone semble progressivement réapprivoiser le monde équestre. Les projets concrets qui fleurissent à toute bride dans les communes font partie d’une aspiration plus large, longuement infusée par l’imaginaire collectif. Parce qu’on les en a chassés, les chevaux incarnent une reconquête douce et durable de l’espace urbain autant que la réappropriation symbolique d’une certaine condition sociale par les minorités. Demain, le cheval ne sera peut-être plus le seul apanage des gardiens de la paix et des attrape-touristes, mais un citadin à part entière dans la cité •
Sans atteindre le rang des cavaliers nord-américains, l’Hexagone semble progressivement réapprivoiser le monde équestre. Les projets concrets qui fleurissent à toute bride dans les communes font partie d’une aspiration plus large, longuement infusée par l’imaginaire collectif. Parce qu’on les en a chassés, les chevaux incarnent une reconquête douce et durable de l’espace urbain autant que la réappropriation symbolique d’une certaine condition sociale par les minorités. Demain, le cheval ne sera peut-être plus le seul apanage des gardiens de la paix et des attrape-touristes, mais un citadin à part entière dans la cité •
Autrice
Historienne de formation, Margot Baldassi a rejoint pop-up urbain en 2013, un petit cabinet de tendances spécialisé dans l’observation des mutations urbaines. Elle se passionne pour tout un tas de choses, des scarabées japonais aux clips de rap français, en passant par les univers horrifiques contemporains.