Mouvements de bassins, l’océan privatisé de la suburbia


Ornement de la masse
Texte : Olivier Namias

Paru en mai 2021 dans le numéro 1 “Images”
Mis en ligne en novembre 2022




La piscine privée incarne l’aboutissement du rêve domestique né et forgé aux USA, démocratisé par la force de la société de consommation et de ses techniques commerciales mêlant force de distribution, production rationalisée et innovation permanente, mais aussi désirs et visions hollywoodiennes. Dans le subconscient des bassins flotte l’imaginaire consumériste telle une larve de moustique sur un miroir d’eau chloré. Chasseurs de mythes, à vos épuisettes.



Lunel, 2010-16, Piscines verticales,
Eric Tabuchi, issue de l'Atlas des Régions Naturelles


D’abord le totem : un groupe de stèles bleuâtres, fièrement dressées le long d’une route nationale. Des menhirs des temps modernes, légers, sculptés dans la fibre de verre, peints aux couleurs du ciel. Une promesse de bonheur, un de ces « rêves que l’argent peut acheter », selon l’expression du critique d’architecture Reyner Banham. Deux, trois, quatre piscines déployées dans le contexte pas forcément riant d’une voie ravagée par la mobilité. Posée sur la tranche telle une barquette XXL, la piscine, objet habituellement enterré et plat, retrouve une visibilité qu’elle n’a pas dans sa position d’usage. Au-delà de cette habile proposition scénographique imaginée par le vendeur de bassins, le dispositif commercial installe dans le paysage la trace concrète d’un équipement omniprésent dans l’habitat français, mais trop souvent dissimulé dans les arrière-cours et les jardins.

C’est une réalité méconnue : l’Hexagone se classe parmi les champions mondiaux de la piscine individuelle, arrivant en deuxième position derrière les États-Unis. Championne d’Europe incontestée, la France devance l’Espagne, l’Allemagne de plusieurs brassées et l’Italie de plusieurs longueurs. En 2018, il s’est livré 500 000 piscines individuelles en France. Leur nombre total sur le territoire s’élèverait à 2,5 millions — 1,3 million de bassins enterrés et 1,2 million de bassins hors-sol fixes —, concentrés à 39 % dans le Sud-Est, 21 % dans le Sud-Ouest, 14 % dans le Nord-Est et 5 % en île-de-France1. Porté par le réchauffement climatique, le marché est en forme : près de 450 000 foyers seraient prêts à se « jeter à l’eau », selon une enquête menée par la fédération des professionnels de la piscine et du spa (FPP), et même le président Macron envisage d’en installer une au fort de Brégançon.

L’Hexagone se classe parmi les champions mondiaux de la piscine individuelle, derrière les Etats-Unis


Les USA, bien plus grands, posséderaient 10,4 millions de bassins privés contre 309 000 piscines publiques2. Après le totem, voici peut-être le tabou : rappeler la similarité des modes de vie dans deux pays, le plus petit cédant souvent aux inventions toujours plus débridées, plus libres, du plus grand, malgré ses revendications identitaires. La piscine est un énième signe de l’américanisation de la sphère domestique. La maison individuelle, forme d’habitat très répandu dans les deux pays, constitue un terrain propice à la diffusion de cet équipement domestique qui, ajouté aux autres installations du foyer, peut être vu comme le parachèvement d’un idéal consumériste. Elle est d’autant plus désirable qu’elle contribuerait à valoriser le bien immobilier qui la reçoit. Mais plutôt que de nous interroger sur la valeur monétaire de la piscine et la chronologie de son apparition dans le foyer, nous voudrions revenir sur ses origines, sa diffusion et les mythes qui l’ont accompagnée.

◇ Le singe descend de l’eau

D’où vient l’attirance de l’humain pour l’eau et ce besoin de nager ? La question se perd dans les eaux profondes des origines de l’humanité, trahissant peut-être la présence de poissons et de reptiles dans les ancêtres d’homo sapiens. Un passage prolongé dans l’eau entre l’époque miocène et pliocène (-20 à -2 millions d’années, ce qui fait un séjour conséquent) expliquerait pour certains la bipédie de l’espèce humaine. C’est l’hypothèse du primate aquatique (Aquatic Ape Theory ou AAT) formulée par le biologiste Alister Hardy au début des années 60, au moment où les piscines privées se répandent dans les arrière-cours californiennes. Selon lui, le passage dans l’eau expliquerait aussi certains caractères physiques propres aux humains comme la quasi-absence de fourrure. Ignorée puis contestée par les spécialistes de l’évolution, cette théorie est malgré tout demeurée populaire jusqu’au milieu des années 80. D’autres auteurs soulignent la constance de la nage sur 10 000 ans. Ce goût pour l’eau réapparaît régulièrement sur les frises historiques de l’Antiquité à nos jours, comme en témoigne un rapide survol du temps : le grand bain de Mohenjo-daro au Pakistan, première piscine attestée, un bassin de 11,88 m sur 7,01 m et d'une profondeur de 2,43 m, datant de 2500 ans av. J.-C. ; les bains romains de Caracalla en 100 av. J.-C. ; les bassins d’apprentissage de la natation apparus en Europe au XIXe ; ou encore les parcs aqualudiques contemporains favorisant l’élection de bien des maires de grandes villes de France.



La piscine est ce signe paradisiaque dénotant d’un luxe presque irréel



Entre ces eaux sacrées, rituelles, hygiénistes, ludiques, éducatives, les piscines privées ont une histoire à part dont les jalons ont été posés par Thomas A. P. Van Leeuwen dans son ouvrage The Springboard in the Pond (Le plongeoir dans l’étang - non traduit). C’est d’abord celle d’un objet qui a connu la trajectoire d’une foule de produits de la société de consommation, passant du bien de luxe au bien de semi-luxe pour devenir quasiment un bien de consommation courante. Aujourd’hui, 26% des propriétaires de piscines sont des ouvriers ou des employés, représentés à parts égales avec les autres catégories socioprofessionnelles3.

◇ California dream

Au début du XXe siècle, la piscine est un bien rare. Les bains publics se structurent autour de l’enseignement de la natation. Apanages de l’aristocratie, les bains privés tiennent de la fantasmagorie, tels ceux du jardin d’hiver de Ludwig II, à l’abri d’une serre protégeant végétation luxuriante et pavillons orientalisants.
Lorsqu’elle apparaît en Amérique, la piscine s’enferme dans la sphère du super-luxe, derrière les murs des grandes demeures de la côte Est. Avec le cours de tennis et l’équitation, elle est l’attribut d’une personne si fortunée qu’elle peut dédier l’essentiel de son quotidien aux activités sportives plutôt qu’au travail. La piscine-gymnase de la villa Noailles est le pendant européen de ces exemples. C’est en passant sur la côte Ouest que cet espace préservé des regards va devenir un outil de relation publique.

La Californie a tout pour devenir la terre d’élection de la piscine, en dépit de la proximité de l’océan. Très escarpée, la côte Pacifique n’est pas idéale pour la baignade et ses plages sont souvent difficiles d’accès. Le climat y est clément, beaucoup plus que sur la côte Est ou dans la région des Grands Lacs, soumises aux influences des courants océaniques et des masses froides des grandes plaines. Le dernier élément n’a rien à voir avec le climat, mais est encore plus décisif dans la diffusion de la piscine : la présence d’Hollywood, l’industrie du rêve qui fabrique au début du XXe siècle une nouvelle figure publique : la star de cinéma. « Les acteurs de théâtres appartenaient à la ville, à la civilisation, mais les stars de cinéma habitaient un espace céleste, extra-terrestre. Elles touchaient d’énormes — astronomiques — cachets, en retour elles étaient tenues d’adopter le style de vie correspondant à leur rang », note van Leeuwen pour qui la piscine est le signe de ce luxe presque irréel. Les stars se font photographier devant leur piscine, voire pagayant dans des bassins aux dimensions généreuses. Certaines possèdent deux piscines, une pour nager, une pour le show. Le magnat de la presse Randolf Hearst fait construire des bassins spectaculaires dans ses villas dessinées par Julia Morgan, une architecte formée à l’école des Beaux-Arts de Paris. C'est elle qui concevra le fameux bassin de Neptune du Hearst Castle (San Simeon). Le cinéma, comme nous le verrons, multiplie les films aquatiques : inlassablement, Hollywood distille les visions cryptoérotiques de sirènes en maillot, chutant par centaines dans l’élément liquide, comme dans le cinéma de Busby Berkley, par exemple.

◇ Au son du canon (à béton)

Richard Valenzuela, Lawrence Cline, Pascal Paddock, Philip Ilsley, Herman Silverman, autant de noms beaucoup moins connus du public que ceux des stars du grand écran. Entrepreneurs en piscine, ce sont eux qui vont creuser l’Amérique de bassins chlorés - « where America’s swims », selon le slogan de la compagnie Anthony Pool’s.Paysagiste de formation, le canadien Philip Ilsley s’installe dans les années 20 sur la côte Ouest, où il intégre des premiers bassins d’agréments à des jardins privés. Il creuse la piscine de l’hôtel Biltmore de Santa Barbara, un tour de force nécessitant le coulage de béton en continu durant 72 heures pour obtenir un bassin étanche. Une gabegie de matériaux qui incite Isley à délaisser les classiques parois verticales de soutènement pour se tourner vers d’autres techniques pour réduire considérablement les coûts. En passant de 7000 dollars à 1500 dollars, la « people’s pool » devient une réalité matérialisée par sa société, Paddock Pool4.
Plus encore, avec ses bassins en dôme inversé (inverted dome), Ilsley « libère » la forme du bassin, dupliquant à des milliers d’exemplaires le plan en kidney (rein) qu’Aalto développe à la même époque pour la villa Mairea en Finlande (1939). Le triomphe annoncé du style organique est reporté à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui infléchit provisoirement la demande de bassins de la classe moyenne.
Durant le conflit, la piscine doit céder ses deux éléments de base, le chlore et le ciment, aux armées qui en ont grand besoin. Un prêté pour un rendu, car, de retour du front, « des millions d’hommes entraînés à la natation et financièrement soutenus par la GI Bill peuvent acheter leurs propres maisons et profiter du confort moderne. Certaines épouses de soldats conservent le travail salarié qu’elles exerçaient pendant la guerre, augmentant encore le revenu du foyer ». Autre effet collatéral de la guerre : l’apparition du bikini, stratagème inventé pour économiser du tissu pour les GI, appelé à un succès jamais démenti au bord des piscines. Entre 1948 et 1957, le nombre de piscines privées construites aux USA passe de 2500 à 57 000, dont ­33 000 livrées durant la seule année 1956. L’invention des piscines hors sol, des bassins polyester, voire des bassins gonflables va en élargir sans cesse la diffusion et la forme.

◇ Cent formes
« Il n’y a pas de règle définissant la forme d’une piscine. Elle peut suivre vos propres convictions et préférences… rectangles, cercles, ovales, classiques et formes libres sont également possibles », explique Thomas Church, designer de piscines de l’après-guerre. Après l’antiquisant bassin de Neptune, ce sont les formes libres issues de Arp, de Miro, et d’autres artistes modernes qui dominent dans une variété joyeuse : bean (haricot), banana, cookie cutter (emporte-pièce), plain vanilla, heart, lazy L (« le L fainéant », ni rectangle ni courbe). Devenu magnat du bassin chloré, Ilsley emménage dans une grande villa sur les collines de Los Angeles où il construit à son usage un bassin à trois lobes suivant une typologie baptisée Hepatica, du nom de la feuille d’anémone dont il s’inspire. Ilsley détaille les avantages
de son invention : « La forme de la feuille d’Hepatica offre le plus d’espace de natation et de plongeon possible pour un minimum de volume d’eau. Ses trois lobes séparent les adeptes du bain de soleil (…) désirant rester au sec des plongeurs qui éclaboussent autour du plongeoir du côté opposé, tandis que les athlètes peuvent s’élancer de l’extrémité de la feuille et nager jusqu’à la tige »5 . Conçue comme un accessoire de la piscine, la maison disposait dans son salon d’une fenêtre qui donnait sur l’intérieur du bassin, permettant d’observer les baigneurs et baigneuses figurant sur les prospectus de la société. Formant comme un cadre autour du corps féminin, la piscine est le lieu du voyeurisme autorisé, dans la vraie vie comme au cinéma.
Hollywood plonge
Dès les années 30, la piscine est un accessoire de décor de cinéma qui se prête à l’exubérance des parades aquatiques, intégrant, telles celles orchestrées par Busby Berkeley, des kaléidoscopes de naïades. Nous sommes encore dans la fantasmagorie princière et l’onirisme, loin de la People’s Pool. La multiplication de la piscine privée aux États-Unis se perçoit particulièrement bien dans le mythique Plongeon (The Swimmer), un incontournable des films de piscines tournés en 1968. Athlétique et bronzé, Burt Lancaster surgit de nulle part dans une assemblée de ses amis en pleine réunion dominicale au bord du bassin. Alors qu’il s’apprête à passer le reste du film en maillot de bain, Burt expose son insolite projet d’expédition: « Je rentre à la nage, il y a une rivière de piscines jusqu’à ma maison »6. Comme remarque Leeuwen, le réalisateur a pris soin de faire passer son nageur dans une douzaine de bassins présentant chacun une typologie différente. Chaque point d’eau est plus ou moins fréquenté, parfois déserté, lieu de barbecue (le barbecue est originellement étroitement associé aux expéditions dans la nature pour la natation ou la randonnée), lieu de fête… Au fil de la randonnée, l’eau vient dissoudre la statue de l’athlète pour laisser apparaître un homme en position d’échec. La pluie vient laver la demeure patricienne, ses terrains de tennis…
Au cinéma, plonger dans la piscine est rarement anodin, même lorsqu’on s’y rassemble pour faire la fête ! Pour Le Loup de Wall Street, la piscine est l’incarnation luxueuse de la débauche monétaire obscène qui s’annonce. Foyer des fêtes sur grand écran, la piscine place au centre de l’assemblée un vide qui appelle inévitablement la chute. Faux parterre au centre du jardin, elle reconstitue une forme trompeuse du sol qui aurait dû rester au stade de bassin d’agrément.
Plus profond, le bassin qui ne pourra être parcouru qu’au prix d’un changement d’état, de sec à trempé, avec dans le meilleur des cas la destruction immédiate de la toilette de soirée et le basculement du récit
dans le drame ou le burlesque. Les femmes des industriels allemands qui se jettent à l’eau dans La Fille Rosemarie réveillent le malaise sous-jacent au miracle économique de l’Allemagne post-nazi. La piscine fait parfois office de baromètre. Elle accompagne les vicissitudes de Walter White (Bryan Cranston), professeur de chimie devenu trafiquant de drogue dans Breaking bad. Lieu de chute improbable d’une peluche éjectée lors d’un grave accident aérien, elle est désertée d’une famille complètement disloquée. Lieu de la jalousie dans La Piscine, de la mélancolie dans A Bigger Splash, la piscine recueille une gamme de sentiments souvent amers recensés dans l’émission d'Arte Blow up7. Elle pose aussi Hollywood en inventeur hors pair de formes piscinesques. Qui ne rêverait de plonger dans la piscine d’Oblivion, vasque en verre au fond transparent laissant voir tous les mouvements de l’eau et des baigneurs, surplombé par un magnifique logement de fonction ? Le plus beau que l’on ait jamais vu de mémoire de garde-frontière, le rôle de Tom Cruise dans ce film8.

◇ Un milieu stérile

L’étymologie du mot français « piscine » désigne un bassin où l’on élève les poissons. L’anglais « swimming pool » traduit mieux la fonction de ce bassin, même s’il n’est dédié à la nage que sur de brèves périodes et devient avec le temps la version domestique du parc de loisir aquatique. Mais rien de plus impropre à la vie - aquatique ou non - que cette masse d’eau dans laquelle on s’efforce de tuer toute velléité de développement biologique dans l’oeuf, à commencer par ceux des moustiques qui trouveraient dans cet étang artificiel une pouponnière. Pour garder l’eau pure, il faut la préserver des proliférations d’algues et des pollutions apportées… par le baigneur lui-même, semant 600 millions de microbes à chaque saut.
La stérilité totale du milieu ne se maintient qu’à force d’inventions qui font de la piscine un joyau dystopique de la biotechnologie, maintenant les eaux pures, transparentes et mortes. Les formules d’eau chlorée sont expérimentées à partir de 1910. Les systèmes de traitement mettant en circulation une eau stagnante sont installés à partir de 1925. D’autres inventions marient l’agrément à la sécurité, à l’instar des éclairages immergés, apparaissant avant la Deuxième Guerre mondiale. Plage pour descente dans l’eau, systèmes de piscine à débordement mimant l’infini, les demandes de brevets déposés autour de la piscine auraient mérité qu’elle figure dans l’ouvrage de l’historien Siegfried Giedion, La Mécanisation au pouvoir, d’autant que la robotisation s’empare de la piscine pour assurer l’entretien avec les premiers robots sous-marins suçant lentement le fond du bassin. L’invention du premier aspirateur de piscine remonte à 1937, son automatisation à 1958, et son électrification à 1967. S’y ajouteront des systèmes d’alarme prévenant des noyades, obligatoires à partir des années 2000. Impropre au développement de la vie, la piscine est très tôt un piège mortel. Le théâtre d’accidents domestiques d’autant plus dramatiques qu’ils touchent souvent les jeunes enfants encore incapables de nager. Au rang des incidents non mortels, les blessures de dos, liées à l’installation de plongeoirs en fibre de verre. Apparus dans les années 50, ils vont inciter à augmenter la profondeur du bassin avant d’être démontés. Dangereuse, la piscine se pare de clôture, d’alarmes, d’écran, elle se coupe de l’habitat et prend un aspect vénéneux. Pas étonnant que les réalisateurs de la série Stranger Things y voient une porte vers un monde infernal happant enfants et adolescents. Problématique et encombrante, la piscine finit par être indésirable. Rebouchée ou démontée, sa surface est transformée dans le meilleur des cas en cours de tennis. Seront-elles exhumées par les archéologues du futur ?

◇ La démocratie des plongeoirs

La diffusion de la piscine dans la classe moyenne américaine donne l’impression d’une démocratisation du luxe. En France, l’essor de la piscine privée débute à l’aube des années 70, de concert avec le developpement des piscines publiques, portées par l’opération nationale 1000 piscines9 (1969). Elle parachève en creux l’individualisation du logement privé devenu une sphère totalement autonome disposant, autour de son toit, de son propre transport, son jardin et désormais son étang. La concurrence de proximité assure son succès : pour ne pas rester derrière les Joneses10, il faut s’équiper de tout ce qu’ils possèdent, y compris la piscine. Démultipliée par ce phénomène, la piscine autorise un retrait complet de la classe moyenne de l’espace public et la désertion des piscines publiques, dont certaines iront jusqu’à prendre le statut de club pour perpétuer une ségrégation officiellement abolie en 1964. En matière de piscine, le privé s’arroge dans les années 50 la part désirable : le repos, les loisirs, la joie, la vie au grand air, des valeurs proposées par les hôtels qui font de leurs bassins un argument publicitaire de choix. L’installation de la piscine accompagne un mouvement de repli de la sphère privée hors du regard public, mouvement initié par le
goût pour les bains de soleil11. Le bronzage individuel requérant la nudité, le jardin situé à l'arrière de la maison devient le lieu d'élection de la piscine - les deux ne communiquant que de façon exceptionnelle.
L’intégration de la piscine au bâtiment ne préoccupe les architectes qu’occasionnellement. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, la piscine agrémente rarement les Case Studies, programme de construction de maisons expérimentales modernistes lancé par John Entenza, rédacteur en chef du journal californien Arts & Architecture. La piscine n’a pas besoin de l’architecture moderne pour exister, et la maison-machine parfaite du modernisme intégrant un bassin sur son toit ne fait pas recette. Même Rem Koolhaas semble se moquer de cette idée dans la villa dall’Ava, diffusant les images ironiques d’un nageur olympique avant son grand plongeon sur le petit côté du micro-bassin installé sur la toiture-terrasse.

◇ Toucher le fond

Le succès jamais démenti de la piscine n’empêche pas le malaise autour de ce symbole de la société de consommation. En 1983, filmée par Luc Besson, prononçant des mots dictés par Gainsbourg, Isabelle Adjani touche le fond du bassin vêtue d’un incongru pull marine. Une rupture sentimentale qui cache un désamour pour la piscine ? Privée, elle vit sous la menace de sa suppression. Comblée, lorsqu’elle apparaît trop dangereuse, vidée littéralement, lors des épisodes de sécheresse. Ceux qui toucheront la côte Ouest en 1970 vont conduire au premier recyclage à sec des bassins. Les arrondis des bassins kidney, bean, et autres motifs organiques s’avéreront d’excellentes pistes de skate une fois débarrassés de leur élément liquide. Les jeunes skateurs, privés de bains, copieront les bassins sculptés par la gunite pour les bowls et halfpipes des skate parks.
Si la piscine peut faire valoir sa fonction de réservoir d’eau mobilisable dans la lutte contre les incendies des territoires périurbains, cela suffira-t-il pour justifier son existence aux yeux de la collectivité ? Une eau devenant de plus en plus rare stagne dans les bassins ensoleillés, l’évaporation de la ressource aggravant les accusations de gaspillage. Dans un monde toujours plus préoccupé d’écologie, ses mortes-eaux ont-elles encore droit de cité ? Les systèmes de lagunage naturels exigent des surfaces hors de portée des parcelles des villas de la suburbia, et demandent la création de marécages rarement connus pour agrémenter la sphère domestique. Certes, les fabricants de la piscine convertissent les bassins à l’écologie ; la demande est encore là. Mais l’objet semble incongru. L’artiste argentin Léandro Elrich propose de le transformer en pièce illuminée par des rayons solaires diffractés par un simulacre d’eau, réduite à la qualité de surface par un jeu de paroi en plexiglas. En 2018, les étudiants de la section mode de la Central Saint Martins School ont, lors de leur défilé annuel, affublé un mannequin d’une superbe tenue en piscine gonflable. Signe de la vivacité d’un imaginaire aquatique ou proposition pour un recyclage de masse débutant par le vêtement ? •





Bibliographie

> The Springboard in the Pound - an Intimate History of the Swimming Pool, Thomas A. P. van Leeuwen, Cambridge (MA), MIT Press, 1998

> Contested Waters: A Social History of Swimming Pools in America, Jeff Wiltse, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2010

> Bains de soleil en banlieue, santé, mode et environnement bâti, Sarah Schrank, in En Imparfaite Santé, la médicalisation de l’architecture, Giovanna Borasi, Mirko Zardini, CCA, Lars Muller publishers, 2012


Auteur

Architecte de formation, Olivier Namias a étudié à l’école d’architecture de Paris Belleville et au Politecnico de Milan. Après quelques années en agence, il se tourne vers la presse d’architecture et le commissariat d’exposition, avec une prédilection pour les sujets croisant l’architecture et la société. Il a été commissaire de l’exposition Hôtel (pavillon de l’Arsenal, 2019) et de l’exposition Survols (CAUE, 2018), portant sur la représentation de la ville dans la photographie aérienne. Depuis 2020, il produit et anime avec Claire Gausse « Mûrs mûrs de la ville », émission radiophonique explorant l’imaginaire et le parcours des architectes, diffusée tous les premiers et troisième jeudi du mois sur la station nantaise jet FM.