Atlas des Régions Naturelles


Entretien avec Éric Tabuchi et Nelly Monnier
réalisé par Antoine Séguin

Paru en 2018 dans le numéro 0 “Miscellanées”
Mis en ligne en 2018




La carte de France accrochée au mur de l’atelier de Nelly & Éric

Éric Tabuchi et Nelly Monnier sillonnent ensemble la France pour réaliser l’Atlas des Régions Naturelles, un ambitieux projet photographique de représentation équitable et exhaustive du territoire, nourrissant leurs approches particulières de l’hexagone et leurs travaux respectifs.

En mars 2018, Antoine Séguin a rencontré pour Exercice les deux artistes qui nous parlent de découverte du territoire, de routes, d’identités et de voitures jaunes.

Éric Tabuchi


Avant tout, qu’est ce qu’une région naturelle? Et comment vous est venue cette idée d’en faire un atlas?

Éric Tabuchi (ET) Les régions naturelles ne correspondent pas aux régions administratives. Avant la révolution, elles se superposaient parfois à la notion de comté mais plus maintenant. Les ‘frontières’ de la Beauce, par exemple, concordent avec sa nappe phréatique, ce qui veut déjà dire que la Beauce est bien plus qu’une entité historique, c'est surtout une entité géologique. Les régions naturelles sont déterminées par des tas de facteurs et n’ont pas de délimitations arbitraires. C'est ce croisement, ces spécificités qui nous ont fait réaliser que photographier les régions naturelles était une manière pertinente d'appréhender le territoire, une unité de mesure.

Nelly Monnier (NM) — Il y a plein de régions naturelles que les gens connaissent très bien : la Champagne, le Contentin, le Béarn, … Si tu veux parler d’une zone agricole, tu parles de la Beauce par exemple, plutôt que des départements auxquelles elle appartient.

Éric Tabuchi (ET) Le projet sʼest formulé empiriquement. On roule beaucoup ensemble, petit à petit on sʼest mis a faire ça à deux. De fait, c'est devenu logique : il fallait qu'on tire quelque chose de cette expérience commune du territoire.

‘Il faut, lorsqu’on veut rendre compte des faits humains, penser toujours à l’influence du milieu. Or, comment reconnaître cette influence sans une étude préalable, indépendante, du milieu physique ?
C’est à ces unités, grandes ou petites, qu’il convient de réserver le nom de “région naturelle”. (...) Je crois en effet que c’est dans la nature qu’il faut chercher le principe de toute division géographique. On objectera que, dans nos pays de vieille civilisation, ce n’est plus la véritable nature que nous avons sous les yeux, mais une nature modifiée, transformée par le travail des générations humaines.’

Lucien Gallois, Régions naturelles et noms de pays, 1908, nde


La Beauce? C’est évocateur de quelque chose?

NM — Oui. J’étais en résidence artistique à Charsonville dans la Beauce.

ET — C’est à ce moment que j’ai décidé de photographier tous les silos de la Beauce. Je connais bien la région maintenant, j’y ai passé du temps. Les silos historiques y sont très identifiables et on ne les trouve qu'ici. Ils ont quelque chose de très spécifique qu'on ne retrouve ni dans le Gâtinais, ni dans le Perche, ni dans la Sologne, ni dans la Brie où il n’y a pas de silos anciens. Ils sont tous d'après guerre, même plutôt années 70, alors qu'en Beauce ils datent de l’entre-deux-guerres !

NM — Et la Beauce, c’est aussi une des régions les plus lisibles, c’est tout plat, l’architecture est quasiment partout la même. C’est typique.

ET —Il y avait un moment d’excitation au début quand j'ai parcouru la région, puis je me suis dis, c'est simple, on va faire la même chose pour les autres régions.


︎ Série thématique, Silos, Éric Tabuchi, 2017, 2018


Quel est le postulat à l’origine de l’Atlas des Régions Naturelles ?

ET — La vraie vocation de l'Atlas, c’est de parler de ce qu'est la représentation du territoire — perçue comme étant positive ou négative — dans une volonté d’équité de traitement iconographique du bâti comme du territoire, sans hiérarchie de valeur, ni hiérarchie établie par le fait que des endroits sont plus visités que d’autres. Il y a aussi le sentiment que le territoire est mal représenté dans son ensemble, sur-représenté par endroits et totalement oublié à d'autres endroits. Notre travail remet à plat la perception qu'on a de la laideur de certains lieux et la beauté de certains autres, selon des critères qui relèvent du cliché, de la carte postale — généralement dictés par des intérêts d’attraction touristique. C'est un principe extrêmement excluant que nous tentons, par ce projet, de contourner.


Représenter la France entière semble impossible, comment organisez-vous vos recherches? Quelle est votre méthode pour aborder le territoire ?

ET — Effectivement, en approfondissant la question de la réalisation de cet Atlas, on a réalisé qu’il y a tout de même près de 500 régions naturelles en France. On a prévu de faire cinquante photos par région, en multipliant ça par 500, ça fait 25 000 images à l'arrivée. Et ça, on ne l'avait pas anticipé.

NM — Le vice caché !

ET — Nous nous sommes fixé trois ou quatre jours par région, ce qui nous amène à une durée de sept ans d’exploration en y consacrant tout notre temps. Ça donne une échelle du projet ! 
En France, il existe bien plus de régions naturelles que de sous-préfectures (233 en métropole, ndlr), il y a donc des endroits dont tu n’as jamais entendu parler de ‘la ville la plus proche’ ! Il y a aussi des régions naturelles minuscules sur la carte mais tellement riches ! Par exemple, l’outre-forêt (située à l'extrême nord de l’Alsace, ndlr) : on a mis énormément de temps, il y a tellement de choses à voir.
À l’inverse, il existe d’autres régions qui n’ont pas de véritable unité, et d’autres plus complexes — dessinées par des vallées — qui requièrent de s'aventurer au-delà des routes.

NM — On essaie aussi d’avoir une représentation du cycle saisonnier. Les quelques jours passés dans une région ne sont pas consécutifs, on étale nos passages sur au moins 2 ou 3 saisons.

ET — On cherche à ce que chaque territoire figure dans sa quintessence fantasmée, même si ça ne correspond finalement qu'à un cliché. En Normandie, si on n’y va pas au printemps quand les pommiers sont en fleurs, c’est dommage. C’est comme le soleil à la mer ou la neige à la montagne : c’est un truc très typique qui identifie la région.
Il faut faire un choix. Je m'interdis de divaguer, le protocole est suffisamment vague pour essayer de s'y tenir. Cette année on est passés dans des lieux qu'on avait déjà traversé l'année dernière. On est beaucoup plus attentifs — notre acuité s'est développée — on est plus pertinents aujourd’hui. Je n’aime pas tellement retourner faire des photos, donc j'essaie de limiter les situations de contrejours. Idéalement, on tente de favoriser un temps plutôt neutre, légèrement voilé, mais c'est très rare. Quand il a fait beau et qu'il va faire mauvais et qu’il y a une journée entre les deux. Si en plus c'est un dimanche c'est carrément génial, il n’y a pas de trafic et il y a la bonne lumière, ça arrive trois dimanches par an. Quand il fera beau, de plus en plus, je crois que je ne partirai plus.







Comment se passe une journée-type sur la route ?

ET — Les journées relèvent souvent d’une improvisation totale. Avec le temps, j’ai l’impression d'être un peu comme un pisteur indien : j'ai une sorte d'instinct, je sens les trucs, je sais où il faut aller. Mais le fait d'être ensemble, de pouvoir discuter, de prendre des notes, d'avoir quatre yeux, ça apporte beaucoup. Il y a beaucoup d’échanges.

NM — Parfois, on ne voit pas la même chose sur la route. D’autres fois, il y en a un qui est plus fatigué et l’autre prend le relais. Je me focalise beaucoup sur les détails personnellement, cʼest en partie de cette manière que je documente mes peintures.



︎ Nelly Monnier, Ambiance, gouache sur papier


ET — Petit à petit s’est dessinée la nécessité de trouver une méthode pour minimiser les oublis, je fais donc de plus en plus de petites recherches préalables. On peut passer à coté des choses. Avant je photographiais juste à la vue : tout ce qui dépassait je le photographiais. Mais un jour en Beauce, je suis passé près d'un silo plutôt bas, je ne l'aurais jamais trouvé si je n’avais pas eu de chance. Il s’avère que c’est un des plus beaux. C'est un compromis compliqué que d'avoir une perception globale tout en conservant l’immédiateté, la découverte ! Je crois que c'est des choses qu'il faut conserver, l'énergie qu'il faut pour mener à bien ce projet. Il faut qu'il y ait une dose d'excitation et de découverte.


︎ Silo — Coulommiers-la-Tour, Beauce, Centre-Val-de-Loire, Éric Tabuchi, 2017


ET — L'autre jour, on était dans l’outre-forêt et on a découvert complètement par hasard qu'il y avait les restes d’une grosse industrie pétrolière. C’aurait été plus prudent de la découvrir avant, mais le fait de le découvrir sur l'instant, c'est vraiment beaucoup plus stimulant. Tu commences à voir un puits de pétrole, puis un autre, et là, on a trouvé une sorte de casse où le gars a stocké les pompes à pétrole, c'est un paysage fascinant, j'ai mis du temps à trouver un endroit où me faufiler à l’intérieur.


︎ Outre-forêt — Patrimoine, industrie, Éric Tabuchi, 2018 (3 photographies)


NM C’est typiquement le genre de chose que tu trouves pas sur Street View !

ET On a tendance a surévaluer Internet, on pense qu’il y a beaucoup de choses, mais il y a des choses qui n'y sont pas. Si on commence à considérer que tout ce qui n'y est pas n'existe pas, on fait la même erreur mais a l’envers.

NM Il y avait aussi cette maison incroyable tout en brique avec plein de tuiles différentes. On se demandait pourquoi tout le monde avait des tuiles mécaniques dans ce village tandis que ce n’était pas le cas de la région? Après recherche, c'était la maison du créateur de la tuile mécanique, d’abord installé en Alsace .Puis, cette dernière ayant été annexée dans les années 1870, il a installé son entreprise en Lorraine, dans ce village. Avoir la réponse en temps réel et tomber sur la première presse à tuile mécanique créée ici, c’était génial! C'est une sorte de maison témoin, celle du patron — un immigré italien patriote qui a fait 100 kilomètres pour échapper à l'Allemagne — qui avait été construite pour l'expo universelle de Nancy, elle cumule tous les produits possibles, les corniches, les faîtières.


︎ Maison Gilardoni — Pargny-sur-Saulx, Perthois, Grand Est, Éric Tabuchi, 2018


ET Notre souci majeur, c’est la limitation financière, l'hôtel nous bouffe tout notre budget. On s’aperçoit que le plus important pour nous c'est l'hyper maniabilité et la discrétion, c’est pour ça qu’on a une petite voiture. Les tueurs en série et les prostituées ont fait beaucoup de mal a l'image de camionnette, c'est très louche quand une camionnette se gare à côté de chez toi pour photographier ta maison. A la campagne, si t’es pas connu dans le coin, t’es très, très louche. Il y a certains sujets difficiles à photographier, les gens croient qu'on veut les cambrioler, les agriculteurs qu’on enquête sur leurs pratiques.


Plus précisément, quel sera le contenu de l’atlas ? Comment sera-t-il organisé ?

ET Sur les cinquante photos d’une région naturelle, il y aura dix photos de paysages ou apparentés : le relief, les sols, la végétation, l'organisation du bâti, quelques choses qui va montrer des lieux et qui sont des archétypes. Un peu comme un jeu d’échecs, il y a le plateau et les pièces. Dans l’ARN il y aura le paysage comme étant le réceptacle de ce qui est construit. Il y aura environ cinq photos de villages ou de rues, et les 35 restantes seront des constructions. C’est un ordre d’idée qui fonctionne pour deux tiers des régions.
Quand on est dans une région naturelle, on essaie de trouver un élément structurant. Ça peut être les silos, la ligne Maginot, les églises, peu importe. Quand on trouve cet objet, tout s'articule autour. Parfois, on passe des heures a chercher une maison qui est un archétype régional, qui a vraiment un pignon comme ça, construit avec tel type de pierre, dans un état non restauré...


︎ Ferme et dépendance — Pigeonniers, Éric Tabuchi, 2017, 2018


ET Par exemple, en ce moment je me suis plongé dans les cimetières juifs, qui sont nombreux en Alsace. Rien que ça, ça constitue quelque chose, et dès que tu mets le doigt dessus : c’est incroyable. L'autre fois dans un village alsacien, on tombe sur 3 pierres affaissées dans un coin, on fait une recherche sur Internet et on découvre que l’on est dans le berceau du judaïsme rural. Tu peux passer totalement à côté en pensant être dans le village le plus ordinaire d'Alsace. J'ai aussi trouvé une synagogue transformée en caserne de pompier, j'en ai trouvé une autre où il est écrit ‘Coluche : c'est les resto du cœur’. C'est typique du judaïsme alsacien, à la fois très présent et en même temps caché, presque disparu, à l’image de ces cimétières abandonnés entre une usine et une autoroute. Évidement, dans l’atlas, cela sera une partie structurante de l'Alsace, du Bas-Rhin, de l'Outre-forêt.


︎ Édifice religieux — Synagogue, St-Dizier, Perthois, Grand Est, Éric Tabuchi, 2018


ET Autre exemple. Dans le Gers, on trouve des vieilles cuves d'armagnac des années 50. Ce sont des choses qu'on est hyper fiers de trouver et de mettre en valeur, elles révèlent une période et sont les témoins de quelque-chose qui a changé et qui va probablement disparaitre.
J'ai aussi commencé une série qui consiste en une idée très simple : des vues d'ensemble contenant une voiture jaune. Quand tu mets une voiture jaune dans n'importe quel paysage ça fait une image, et surtout quand tu en fais une série de vingt, c'est très efficace en terme de représentation. C’est une manière de représenter objectivement la banalité, qui devient extraordinaire par la présence et l'accumulation de voitures jaunes ! Mon fantasme ultime c'est la Seat Ibiza jaune : efficace. On essaie de trouver des protocoles qui croisent les régions naturelles. La difficulté est de photographier l’ordinaire.


︎ Série thématique — Voitures jaunes, Éric Tabuchi, 2018


Mais à l’inverse, que faire si une région n’a pas ou plus d’identité propre ?

ET Si on considère que ne pas avoir d'identité est possible, c'est que c’est suffisamment rare pour constituer une identité. Il y a des régions qui vont évoquer quelque chose d'assez triste, une vraie disparition du vernaculaire, par exemple. Je pense au sud-est, où tout est tellement bâti que tu ne trouves plus de bâtiment de l’entre-deux-guerres intact. Il y en a extrêmement peu et le fait de ne pas pouvoir les représenter met cette absence en évidence. Finalement on s'aperçoit que les régions les plus pauvres sont les plus intéressantes car elles conservent des caractéristiques typiques et historiques.
Le chaos architectural de la Lorraine me réjouit, tout y a été détruit. Tu ne peux pas ériger une règle qui consisterait à se référer à quelque chose qui a été détruit tant de fois, alors il y a de tout ! A l’inverse, en Bretagne, on continue de construire des toits en ardoise, parce que, malgré tout, on veut se référer à un archétype qui est en train de disparaitre.


Tout ce que vous décrivez est un travail en cours. A quoi va ressembler la forme finale du projet ?

ET L'Atlas des Régions Naturelles est un système de représentation destiné à un site Internet qui fonctionnera par mots-clés (une première version du site a été lancée à l’été 2018 : atlasrn.fr, avec quelques clichés à vendre, ndlr). Il y aura deux systèmes d’entrées : une entrée thématique (topographie, situation, matériaux, période, type, série, signes) et une entrée géographique. Il est évident que, sur le site, lorsque l’on choisira ‘littoral + brique + église’, on tombera logiquement sur des églises de Normandie. Sur le site, il y aura 25.000 images en haute résolution et téléchargeables gratuitement. A quoi bon vouloir tout représenter si on réserve le résultat aux quelques personnes qui vont acheter un livre ?


︎ Édifices religieux — Vimeu, Santerre — Brique, Éric Tabuchi, 2017, 2018 (5 photographies)


D’où vient cette volonté de rendre tout accessible?

ET La gratuité des images sert à donner un coup de pied dans la fourmilière : j’estime que le fondement de la photographie est basé sur l’idée de multiplication, pas sur celle de la limitation. C'est une manière de retourner à ce fondement supposé et de le maximiser via une totale liberté d’accès. Le monde ne nous appartient pas ; est-ce qu’il nous appartient davantange à partir du moment où on le prend en photo? La gratuité des images découle de cette idée : si l’on veut que les gens se ré-approprient une représentation positive, cela passe obligatoirement par un objet qui est à disposition, par une base de données extrêmement exhaustive et classée avec minutie. S’il y a un parti pris d’exhaustivité — d'équité entre les choses — logiquement, il faut qu'elles soient accessibles à tout le monde. C’est un principe qui est venu assez naturellement, mais qui est évidement très conflictuel avec le travail d'artiste.
La question de la propriété intellectuelle est compliquée. C’est un problème de pédagogie, quand une galerie vend ta photo 1000 euros et qu’en même temps, n'importe qui peut avoir la même gratuitement sur son imprimante, évidemment ça pose un problème. Il y a donc deux régimes d'images, il n’y a pas de limitation de copyright sauf pour un usage commercial. Si quelqu’un veut un tirage authentique, il passe par moi, mais c'est purement facultatif. Sur 25.000 images, l’originalité se dilue.
C’est plutôt la manière de combiner 16 ou 24 images — ce travail d'articulation et de syntaxe à partir de ce dictionnaire d’images — qui sera l’œuvre éventuelle, par exemple, pourquoi pas : ‘24 discothèques’.



︎ Série thématique, Discothèques, Éric Tabuchi, 2017, 2018


ET Si quelqu'un d’autre veut éditer un livre du genre ‘12 photos de falaises’, il peut le faire. Ca m'amuserait beaucoup que les gens se mettent à composer des choses avec l'Atlas des Régions Naturelles.
J’aime beaucoup l’idée que ce projet puisse être un outil pédagogique. Dans l'Alphabet Truck (un autre projet d’Eric Tabuchi, ndlr), il y a des profs qui m'ont dit qu'ils le voulaient pour apprendre à lire aux enfants. Je crois que c'est la reconnaissance la plus chouette qu'une œuvre devienne un outil pour apprendre à lire.
J’ai hâte que le site de l’atlas soit fini, il y a aura tellement de combinaisons possibles ! Grâce à tous les items, ce sera toujours une redécouverte. Si tu sais pas quoi faire un week-end, tu pourras te dire ‘où est-ce que je peux trouver une centrale atomique abandonnée ?’ tout sera légendé !


Nous avons beaucoup parlé de patrimoine, de vernaculaire. Quel est votre regard sur l'architecture contemporaine ?

ET On a une catégorie qui s'appelle ‘Nouvelle architecture nouvelle’, elle documente les nouveaux quartiers qui ont une petite ambition architecturale. Ils deviendront emblématiques des années 2000. Ce qui est frappant, c’est que ces quartiers véhiculent l'idée de la singularité à travers les différences de volumes, les dissymétries ou encore les couleurs, tentant de corriger les erreurs des mornes villes nouvelles. Mais en même temps ces quartiers contemporains se ressemblent un peu partout, ils deviennent des quartiers interchangeables, normalisés, alors que leur parti pris initial était d’acquérir une identité audacieuse.
Il m'arrive de prendre ce que j’appelle des ‘bâtiments de prestige’ lorsqu'ils sont exceptionnellement bien placés et que l'architecte a réussi a tirer parti de leur implantation. Quand un bâtiment a une capacité signalétique assumée et pleinement jouée, c'est en partie ce qui donne une identité à un lieu. On rencontre aussi souvent une architecture dérivée de l'architecture d'auteur, réalisée par des bureaux d'études depuis les années 80. C’est une vulgarisation de l'architecture de prestige, une architecture anonyme qui existe et qui s’est popularisée depuis la conception par ordinateur.



︎ Nouvelle architecture nouvelle — Hôtel, Paris, Parisis, île-de-France, Éric Tabuchi, 2017


Finalement cet Atlas, c’est un projet à deux avec plusieurs digressions propres au regard et aux méthodes de chacun ?

ET Après presquʼun an et demi, cʼest devenu un projet commun, chacun amène ses choses. Nelly se focalise sur des détails tandis que moi je mʼapplique à ne jamais en photographier. Je montre un objet dans sa totalité, pour des raisons de temps. On est tenu a être a une distance des choses qui est une distance qui permet de ne pas s'enfoncer dans le détail et de s'y tenir avec le maximum de rigueur possible.



︎ Nelly Monnier a.k.a. Conie Molitard, écussons de la collection ARN

NM En parlant de digression, on fait aussi les écussons de Conie Molitard, un personnage fictif que j’ai créé durant cette première résidence en Beauce. À l’origine, c’est le nom d’un vrai village de quelques maisons, vers Châteaudun. Les écussons se font sur la route, par des prises de notes, des dessins, des analyses d’éléments historiques, tout comme mes peintures.
Dans l’ARN, je peux m’occuper de petits éléments architecturaux, de signes, de typo. On essaie de réfléchir à un moyen de les réaliser sous forme de planches, à la gouache. Ces à-côtés se développeront au moment où on aura un projet d’exposition commun.


︎ Clôtures béton, gouache sur papier, Nelly Monnier

ET Même si on ne souhaite pas s’éparpiller, on fait tout en même temps, on essaye d'identifier les arbres, les fleurs, les vaches... si on pouvait connaître à fond les vaches d'ici un an, ce serait cool.

NM On a pas une approche foncièrement scientifique des choses. Disons que l’on aime accumuler ! Il va y avoir plein de digressions possibles. On a construit ce projet de façon empirique, on est encore dans un stade d'expérimentation, en attendant le site, qui sera le réceptacle du projet. Dans une période comprise entre 5 et 7 ans sur la route, on va forcément voire et faire plein de choses !



︎ Noisetier et (peut-être) sauge, gouache et aérographe sur papier, Nelly Monnier



Pour suivre l’avancement de l’Atlas des Régions Naturelles :
Toutes les images de cet article sont des deux auteurs.



Antoine Séguin ︎